Depuis les premiers moments du confinement, l’idée d’écrire planait dans mon esprit. Au fil des jours, j’ai lu tout ce qui me tombait sous la main au sujet de ce brusque changement de réalité scolaire : des articles de journalistes, des chroniques de tous horizons, des communiqués officiels, des statuts et des tweets (et leurs commentaires) de tout acabit, des textes d’experts réfléchis…
Devant ce tsunami quotidien d’informations, j’avais l’impression que tout avait déjà été dit.
Pourtant, un soir de début avril, j’ai senti le besoin d’écrire, calepin et stylo en main. Mes yeux avaient franchement besoin d’une pause d’écran, après une journée bien remplie de visios, de suivi de courriels, de notifications et d’une pause Netflix après avoir couché les enfants.
J’ai construit ce texte par morceaux, au fil des soirées du dernier mois. J’ai eu l’impression paradoxale que le temps s’est arrêté, mais que tant de choses ont bougé malgré tout. Je dépose donc ce texte sur un rétroprojecteur virtuel, un acétate à la fois, avec le feutre effaçable encore en main (tout à coup que ça évolue encore)…
Acétate 1 : Celui qui avait un flash sur le divan
Pour m’aérer l’esprit après une [autre grosse] journée de télétravail, j’écoutais tranquillement un épisode de la bonne vieille série Friends avec ma conjointe. Un moment de quelques secondes m’a fait réfléchir sur la situation dans laquelle nous sommes plongés.

À l’écran, le personnage de Monica venait de faire irruption dans le bureau de Pete, un jeune millionnaire de la techno, en pleine vidéoconférence. Avec des yeux de 1997, alors que cet épisode était diffusé pour la première fois, cette mise en scène avait pratiquement des allures de science-fiction. Avec des yeux de printemps confiné 2020, c’était tout à coup d’une banalité sympathique. Surtout après avoir assisté mes propres enfants à se brancher à leur session Zoom avec leur enseignante respective plus tôt dans la journée!
Dans un passé pas si lointain, les appels vidéos dans la vie de tous les jours nous paraissaient comme un gadget futuriste complexe et plus ou moins nécessaire. En quelques semaines, ils sont devenus indispensables à insérer au quotidien, au point d’agir en bouée de sauvetage, notamment dans l’univers scolaire. La visio à la rescousse de la relation humaine, des plus petits au plus grands.
Acétate 2 : Ainsi parlait Kubrick
Une des premières fois où j’ai envisagé ce futur proche, c’était lorsque j’étais au cégep (1997 également : tout est dans tout!). Après quelques semaines d’entrainement, mon prof de cinéma américain nous lançait un défi de taille : analyser le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick 2001: l’Odyssée de l’espace, version cinématographique du roman d’Arthur C. Clarke.
Je me rappelle que j’avais été marqué par la grâce de cette scène, dans le deuxième chapitre, où le docteur Floyd prend le temps de passer un appel vidéo à la maison pour discuter avec sa fille dont c’est l’anniversaire. Le tout se déroule dans le calme et la simplicité d’une station orbitale au design épuré (style vintage-futuriste), avec “clair de terre” en arrière-plan.

Comment ne pas y voir là la manifestation de ce qui se passe dans les maisons un peu partout depuis mars! Malgré la solitude du personnage, cette scène respire l’humanité dans son expression la plus simple : la relation et le contact, même à distance, entre deux personnes. Tout ça dans un film de science-fiction… de 1968!
Plusieurs cinéphiles s’entendent pour dire que Kubrick a réalisé une des anticipations les plus rigoureusement réalistes du tournant du XXIe siècle. Salué par nulle autre que la NASA, le film aura en même temps ouvert la voie à une nouvelle génération de réalisateurs qui feront fleurir la science-fiction au grand écran.
Acétate 3 : Sérendipité littéraire
Cette rigueur n’est pas sans rappeler celle d’Isaac Asimov, dont les écrits de fiction, empreints d’une assise scientifique solide, ont donné ses lettres de noblesse au genre. Ce dernier fut d’ailleurs une inspiration pour Clarke et Kubrick.
J’ai découvert Asimov par hasard en furetant les étagères de la bibliothèque pendant une période de français. J’étais alors en 2e secondaire et Martine nous avait demandé de présenter un auteur de ce genre littéraire. J’étais sans savoir qu’en tombant sur un recueil de nouvelles de cet écrivain prolifique, j’allais dévorer son oeuvre colossale au cours des dix années suivantes.
En ces temps de confinement, isolés chacun chez soi, nous sommes toujours en recherche de relations, défiant la solitude à coups de 5 à 7 virtuels. En même temps, notre nouvel emploi du temps laisse plus de place à l’horaire à des activités parfois négligées dans le brouhaha du quotidien normal.
C’est ainsi que j’ai fouillé dernièrement dans le fond de ma bibliothèque pour retrouver ce vieux bouquin d’Asimov, Face aux feux du soleil. Ce roman réunit pour un second épisode les enquêteurs Baley et Olivaw qui doivent encore résoudre une affaire de meurtre, cette fois sur la lointaine planète Solaria, une des dernières colonisées.

Le noeud de l’histoire réside dans le fait que les habitants de cette planète ne se côtoient jamais en personne. Ces derniers ont développé une peur maladive des contacts humains, vivant chacun de leur côté, entourés et assistés de multiples robots. Cette phobie est provoquée notamment par la crainte des infections microbiennes et ils n’utilisent que la communication holographique (vraisemblablement la prochaine étape de nos visioconférences d’aujourd’hui) pour se parler.
Tiens, ça vous dit quelque chose? 😉
Asimov nous offrait ses réflexions dans cette oeuvre phare publiée en 1957. Je le relis aujourd’hui avec un intérêt différent et renouvelé. Encore merci Martine!
Acétate 4 : Zoom sur Petite Poucette
Nombreux sont ceux qui scandent que le monde ne sera plus jamais pareil au sortir de la crise actuelle, et le monde scolaire n’y échappe pas.
Il est vrai que le confinement a imposé la mise en place de solutions de rechange afin de poursuivre la mission première de l’école, soit d’accompagner la jeune génération dans ses apprentissages afin qu’elle puisse prendre sa place dans la société une fois adulte. Au nom du nouveau concept chouchou de 2020 – la continuité pédagogique – l’école a dû se tourner vers le numérique pour tenter (parce qu’on est encore en mode essai-erreur) de garder la relation vivante avec ses jeunes.
Il n’y a pourtant aucune science-fiction à voir la relation scolaire se vivre virtuellement. Voilà déjà bien des années que cette réalité se développe en marge du système scolaire général. Pourtant bien implantés dans plusieurs sphères de notre vie quotidienne, les outils numériques demeuraient encore en “probation” dans bon nombre de milieux il n’y a pas si longtemps (genre en février dernier 😉 Poussée par l’urgence, l’exception est devenue la norme en quelques semaines.
Je le baptise Petite Poucette, pour sa capacité à envoyer des SMS avec son pouce. C’est l’écolier, l’étudiante d’aujourd’hui, qui vivent un tsunami tant le monde change autour d’eux. […] Citez-moi un domaine qui ne soit pas en crise ! Il n’y en a pas. Et tout repose sur la tête de Petite Poucette, car les institutions, complètement dépassées, ne suivent plus. Elle doit s’adapter à toute allure, beaucoup plus vite que ses parents et ses grands-parents. C’est une métamorphose !
Michel Serres en entrevue dans Libération (2011)
C’est peut-être cet élan collectif que ça prenait pour voir davantage de possibilités, là où plusieurs ne voyaient que craintes et dangers pour la jeune génération. Intégré judicieusement, le numérique peut être réellement un vecteur de relations humaines. Et contrairement à leurs prédécesseurs, les outils numériques actuels ne sont pas unidirectionnels et passifs : ils permettent une communication bidirectionnelle, ouvrant la porte à une multitude de possibilités en mode actif.
Ce mode actif est motivant! Je l’ai vu à maintes reprises dans les yeux de mes enfants, autant dans l’excitation du prochain rendez-vous en visio avec leur prof que dans le fait de vivre des activités interactives avec leurs compagnons de classe à distance.
Je salue d’ailleurs l’initiative, l’audace et parfois même le courage de tous ces profs qui ont su se “r’virer su’un dix cennes” pour accompagner leurs élèves pendant cette période inédite de confinement. Ils se sont affairés à jour après jour depuis la mi-mars à mettre les conditions en place pour vivre ce fondement de l’école : la relation. La relation entre l’apprenant et son prof, entre un jeune et un adulte bienveillant, mais aussi la relation entre les jeunes eux-mêmes, où le contexte de mixité sociale est essentiel pour apprendre à vivre dans une société de plus en plus complexe.
Il est essentiel que nos enfants apprennent à façonner leur personnalité et leur identité de telle manière qu’ils puissent s’adapter aux changements à venir.
Yuval Noah Harari en entrevue dans Philomag (2018)
À une époque pas si lointaine, on aménageait des locaux spéciaux, “laboratoires” fréquentés presque exclusivement par des initiés. Dans certaines écoles, le “responsable de l’audiovisuel” gardait même jalousement l’accès à cette mystique zone techno, verrouillée à double tour.
L’heure de gloire de cette école aux multiples carrousels de diapositives, aux rétroprojecteurs et autres mégameubles télé est derrière nous. Petite Poucette a maintenant elle aussi un contrôle sur l’audiovisuel, tenant désormais l’école dans sa main, guidée à distance par son enseignante bienveillante.
Je ferme ici la lampe du rétroprojecteur.

Texte publié initialement sur la page Facebook du Ed Café le 6 mai 2020. Image d’en-tête : Crédit photo de Wesley Fryer (2009) via Flickr